Les sites d’information en quête de rentabilité


Par Nathalie Pignard-Cheynel, membre d’Obsweb
Quelques tendances dans le financement de l’information journalistique en ligne

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Crédit : Gilles Bruno

Dans le cadre du programme Obsweb 2010, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’une quinzaine de rédactions en France (des quotidiens, des hebdomadaires, des journaux de PQR, des pure players ainsi que des rédactions de radio et télévision). Ces entretiens ont notamment été effectués auprès des directions de ces rédactions et entreprises de presse et ont porté sur l’organisation des rédactions, les évolutions des compétences des journalistes ainsi que le modèle économique et les stratégies actuelles et à venir qui les accompagnent.

Dans le cadre de cette présentation, je ne reviendrai pas en détail sur les caractéristiques des modèles économiques actuels des sites d’information journalistique (je vous renvoie au récent et fort intéressant rapport réalisé par Philippe Couve et Nicolas Kayser-Bril). Je souhaiterais plutôt me focaliser sur certaines tendances spécifiques au web qui tendent à faire des modèles économiques de la presse en ligne des modèles qui commencent à s’affranchir des logiques de financement traditionnelles.

Si l’on fait un rapide détour historique, en remontant aux origines du web et plus spécifiquement à la naissance des sites de journaux, leur point commun est que, tant d’un point de vue éditorial que d’un point de vue économique, ces sites d’information ont eu tendance à imiter les médias classiques dont ils étaient issus, comme c’est le cas à chaque fois qu’apparaît un nouveau support ou un nouveau média (ainsi, on retrouve cette tendance aujourd’hui avec l’arrivée des terminaux mobiles et une offre éditoriale sur ces supports calquée sur les contenus produits pour le web). Le web a emprunté tantôt au modèle éditorial de la presse (avec des « copier-coller » des articles du papier sur le web. Florence Reynier a d’ailleurs bien montré qu’encore aujourd’hui c’est l’écrit qui prédomine sur les sites d’information journalistique, alors même que les discours survalorisent le « rich media », la vidéo et les nouveaux formats) et tantôt au modèle éditorial de la radio-télévision, notamment des chaines en continu avec les breakings news et la logique de flux qui s’opposent à celle de l’archive, plus proche de la presse écrite.

Du côté des modèles économiques, on observe des logiques similaires. Les sites d’information journalistique empruntent aux deux grands modèles de la presse traditionnelle : le financement par la publicité et/ou le financement par la vente au consommateur (abonnement ou paiement à l’unité). Le modèle le plus répandu étant le modèle mixte combinant les deux sources de financement.
Toutefois, l’exportation des modèles liés à la presse écrite et notamment celui de la vente au consommateur est rendue difficile par la culture d’Internet (cf. travaux de Patrice Flichy sur l’imaginaire d’Internet) qui privilégie historiquement l’échange (cf. les développements open source) voire le « pillage » (cf. les communautés peer-to-peer) ou en tout cas le don et donc la gratuité. Ces spécificités d’Internet pèsent très fortement sur le développement de l’information en ligne, tendance accrue par le développement d’acteurs misant sur la gratuité de la fourniture d’information (notamment les FAI, portails et moteurs de recherches ; ceux que l’on qualifie d’« infomédiaires »; voir les travaux de Nikos Smyrnaios).

L’information journalistique sur Internet se développe donc sur un paradoxe et une tension : comment concilier la culture de la gratuité et le financement de l’information qui a un coût (alors même que des études régulières montrent que les internautes ne veulent pas payer pour de l’information sur Internet). Tout cela dans le contexte d’un marché de la publicité fluctuant et instable comme l’a montré la crise que vient de traverser la presse en ligne avec un coût au mille de la publicité divisé par 3 en quelques mois. La majorité des responsables de sites que nous avons interrogés reconnaissent s’être trompés en fondant leur modèle économique sur des ressources provenant exclusivement de la publicité et offrant un accès gratuit aux contenus : « avec le modèle gratuit, on s’est tiré une balle dans le pied » confesse l’un d’eux.

Ainsi aujourd’hui s’achemine-t-on, pour les sites de médias traditionnels (les sites MEL – « mis en ligne »), vers des modèles mixtes gratuits/payants que l’on qualifie d’offres freemium.
C’est lemonde.fr qui a été précurseur en lançant ce modèle en 2001. Aujourd’hui, au monde.fr, le contenu du journal papier est en accès payant sur le site à 75% et prochainement à 100%. Concernant les sources de revenus, elles proviennent à 60 % de la publicité vendue sur le site et à 40% des abonnements – en majorité de particuliers (110’000 abonnés dont 40’000 abonnés « pur web », les autres étant des abonnés au journal papier qui deviennent de fait abonnés au web) et des abonnés B to B, c’est a dire des entreprises qui s’abonnent à des flux d’information. Lemonde.fr est maintenant dans un cercle vertueux puisque rentable depuis 2007 et que la société le Monde interactif peut réinvestir chaque année 10 % de son chiffre d’affaires c’est-à-dire entre un million et un million et demi d’euros sur de nouveaux outils et de la technologie.

Au-delà du cas du monde.fr, l’année 2010 a été marquée par le passage au semi-payant de deux poids lourds des sites de presse en ligne, le numéro un – lefigaro.fr et liberation.fr. Marianne2 prévoit également une nouvelle formule d’abonnement couplant le papier et le web pour les prochaines semaines.
Cet abandon progressif d’un modèle fondé exclusivement sur la publicité est une tendance forte, pas seulement en France. Il nécessite toutefois pour les sites concernés de jouer aux funambules pour trouver l’équilibre entre une audience la plus large possible permettant de faire entrer les recettes de publicité (ce qui nécessite une masse importante de contenus gratuits) et dans le même temps d’augmenter le nombre d’abonnés afin de générer des recettes complémentaires (ce qui nécessite d’offrir beaucoup de contenus payants afin que les abonnés aient une réelle valeur ajoutée par rapport aux visiteurs non abonnés), ces deux impératifs étant de fait contradictoires…

Du côté des sites NEL – nés en ligne (les « pure-players » qui pour beaucoup ne sont plus très « pure » en raison de leur développement dans des activités autres que l’information sur le web et notamment la publication de supports papier comme c’est le cas pour Rue89 ou Bakchich.info), les choix sont plus radicaux, certains misant sur la gratuité intégrale (par exemple Rue89, Owni) et d’autres sur l’accès intégralement (ou quasi) payant (cf. Mediapart ou @si).

Le point commun de tous ces sites, et quelque soit l’option économique prise, est que l’on est entré dans une phase où après l’expérimentation et une période où l’on acceptait de perdre de l’argent sur le web, on raisonne davantage en termes de rentabilité.Les propos de Luc de Barochez, rédacteur en chef Lefigaro.fr, sont caractéristiques du discours de la plupart des dirigeants rencontrés :

« Pour les sites éditoriaux, l’idée n’est pas gagner énormément d’argent mais de rentabiliser ce que l’on fait. On essaie de rentabiliser nos activités d’information, pas de les faire supporter par d’autres choses. On ne veut pas perdre de l’argent sur lefigaro.fr pour en gagner sur evene.fr, et rentabiliser l’un par l’autre. On tient à ce que chaque activité soit rentable ».

Le second point commun, ce sont quelques tendances que nous avons mises en évidence à la suite des entretiens effectués auprès des dirigeants de sites web d’information. Je vais les présenter rapidement.

La diversification du modèle économique et des ressources

La première tendance, sans doute la plus lourde, concerne la diversification du modèle économique et des recettes qui lui sont liées. Cette diversification prend plusieurs formes :

– une diversification des supports : nous l’avons dit précédemment, certains « pure players » passent au papier (c’est le cas de Rue89 qui a lancé un mensuel et de Bakchich.info qui se décline en publication hebdomadaire). Au-delà de ces caractéristiques nouvelles des pure players – qui nous conduit à privilégier dorénavant l’appellation de sites NEL – nés en ligne – pour les qualifier), la seconde diversification des supports, et non des moindres, concerne le développement important et rapide de l’information sur les supports mobiles ; j’y reviendrai.

– une diversification par la monétisation de contenus à valeur ajoutée ou de contenus complémentaires. Nous avons observé cette tendance notamment dans les (web)rédactions de presse quotidienne régionale. L’information locale se prête en effet bien à la déclinaison d’une même information en divers contenus avec des niveaux de monétisation différents. L’exemple typique est celui de la fête de l’école de village : une photo de groupe légendée sera publiée dans le journal ; quelques photos supplémentaires seront mises en ligne en accès gratuit sur le site puis la totalité des photos prises par le journaliste ou le correspondant pourront être proposées à la vente via le site du journal. De même, les journaux de PQR pourraient adopter progressivement un rôle d’agences régionales en vendant leurs contenus à d’autres médias (que ce soit des contenus écrits ou vidéos, d’où le côté stratégique de la formation des journalistes locaux à la caméra).

– une diversification par le développement de prestations de services liés à l’information ou au (web)journalisme. Il s’agit de la vente d’applications, de sites, de formations, d’activité de consultance ou même des projets de création d’écoles de journalisme (comme cela est évoqué au Monde).

A Rue89, Laurent Mauriac, directeur général explique :

« On a développé d’autres secteurs d’activités et on a choisi d’avoir un modèle économique diversifié, c’est-à-dire de ne pas se reposer seulement sur la publicité, mais également sur d’autres activités dont la formation, les prestations de service informatique et le mensuel papier. L’idée c’est qu’avec cet ensemble d’activités : les recettes directes avec la publicité, les activités de service et le mensuel, on puisse dégager un modèle économique viable ».

– une diversification provenant de services en ligne de e-commerce (les petites annonces évidemment, mais également la vente de tickets de spectacles, de voyages, etc.).

Lefigaro.fr est précurseur dans ce domaine avec une stratégie « agressive » d’achats de sociétés annexes (non spécialisées dans l’information mais plutôt dans le service ou les petites annonces – Ticketac.com, Bazarchic, Explorimmo, Cadremploi). Au figaro.fr, en 2010, la publicité est la première source de revenus ; le e-commerce et l’intermédiation la deuxième et les abonnements, la troisième. On trouve également dans cette catégorie les partenariats commerciaux, comme les développe par exemple lemonde.fr.

– une diversification par l’exploitation des fichiers clients et autres données à visée marketing. Cela nous a notamment été expliqué dans une entreprise en PQR, où les fichiers clients (des abonnés notamment) sont une mine d’or qui peut être louée et engendrer d’importantes recettes.

Ces formes de diversification des ressources s’appuient toutes sur la notion de « marque » déjà évoquée dans les tables-rondes d’hier. Ces activités annexes ne sont généralement possible que parce qu’elles s’appuient sur le « navire amiral » – le site – qui les fait bénéficier de sa légitimité.

Célia Mériguet, rédactrice en chef au monde.fr l’explique :

« Nous travaillons à l’extension de la marque. Le Monde, demain, ça pourrait être une école de journalisme, l’organisation de conférences, etc. El Pais a créé une école de journalisme. L’idée c’est d’avoir une expertise et de la vendre. Aujourd’hui, dans les entreprises de presse, on n’est plus dans une mono-activité, à savoir la vente de contenus. La question est donc : qu’est-ce que je peux proposer en plus car l’information, ça ne paie pas. »

Cette notion de marque est également centrale dans des modèles comme ceux développés par Rue89 ou Owni qui monétisent des services (formations, vente d’applications, etc.) sur la base de la renommée de leur site d’information.

L’éclatement et la pluralité des modalités de financement

La deuxième tendance qui ressort de nos entretiens est l’éclatement du modèle économique en raison de la multiplication des supports avec notamment la montée en puissance des terminaux mobiles. Aujourd’hui 15 à 20% de l’audience quotidienne du monde.fr, se fait depuis un appareil de ce type. A Rue89, plus de 10% des consultations se font via l’iPhone (sans parler des autres téléphones). En 2012, Rue89 sera consulté à part égale entre les ordinateurs et les téléphones, comme l’indiquait dans son intervention Julien Martin.

Avec les mobiles, les sites d’information doivent s’adapter aux différents espaces-temps de consultation du lecteur (file d’attente, trajet en métro, connexion au travail, etc.). On assiste à des usages différents de l’information, sur des supports différents qui nécessitent des contenus différents et qui, sur le plan économique, permettent des monétisations variées.

Comme le dit Alexis Delcambre, rédacteur en chef du monde.fr,

« on passe de modèles économiques et éditoriaux singuliers à des modèles pluriels ; on va vivre avec plusieurs activités et différents canaux de diffusion de l’information qui reposent chacun sur des technologies et des modèles économiques adaptés et des cibles différentes. Dans 10 ans ou 20 ans, le papier sera un produit symboliquement fort mais qui, dans son économie, ne sera pas le cœur du business ».

La marchandisation des contenus mobiles se distingue de celle des sites d’information. Ainsi, les applications iPhone et surtout iPad font l’objet d’abonnements et permettent de retrouver un modèle économique assez proche de celui du papier.

Philippe Cohen, rédacteur en chef de Marianne2 indique que

« l’arrivée de l’iPad est vécue comme libératrice par beaucoup de professionnels car on peut faire payer. Le paiement est légitime alors qu’il l’est moins sur les sites. Beaucoup d’éditeurs voient cela comme une réponse au dilemme du modèle économique ».

Le développement de la fonction marketing et la gestion de l’audience

La troisième tendance observée dans le cadre de nos entretiens est le développement de la fonction de marketing au sein des sites de presse et corrélativement l’exploitation de l’audience et l’adaptation des contenus aux pratiques des internautes. La montée en puissance de ces préoccupations s’explique par des usages de plus en plus individualisés et fragmentés (notamment les usages mobiles) mais également par la présence d’outils qui permettent, si ce n’est de connaître ses lecteurs, au moins de quantifier leurs usages et leurs consommations de l’information de manière précise.
Au monde.fr, une personne est chargée de surveiller les statistiques de fréquentation et c’est par là que commence les conférences de rédaction chaque matin.

Au sein du groupe de presse régionale EBRA, un logiciel permettant d’extraire et de fournir en temps réel les statistiques de consultation des sites a été mis à la disposition des rédactions de chaque titre du groupe. Au Progrès, un grand écran au centre de l’open space de la web-rédaction affiche ces données de fréquentation et le rédacteur en chef tout comme les journalistes y sont très attentifs. Ce type d’outils leur permet de voir en tant réel les sujets et articles les plus lus et appréciés des internautes et d’adapter leur position sur le site voire de modifier la ligne éditoriale afin de privilégier tel ou tel type de papier.

Toutefois, cette question de l’exploitation et de l’analyse des données d’audience et plus généralement de la fonction marketing au sein des sites de presse ne va pas de soi. Même s’il existe des responsables marketing ou web et marketing au sein des sites, cela semble encore un peu compliqué de faire travailler conjointement l’éditorial et le marketing. Il y a des réticences importantes avec une crainte que l’audience finisse par dicter le travail du journaliste, rappelant les logiques de l’audimat. Notamment pour les sites gratuits pour lesquels audience signifie publicité.

Les réorganisations des rédactions

La quatrième tendance, importante mais que nous ne détaillerons pas, une table-ronde étant plus spécifiquement consacrée à cette thématique, est celle de la réorganisation des rédactions dans un souci d’efficacité, de rationalisation et de rentabilité. Cela se traduit par un retour à la fusion des rédactions alors que l’on était plutôt sur des modèles privilégiant des rédactions distinctes avec des structures légères, proches de la philosophie « pure players ». Mais depuis quelques année, les rédactions ont régulièrement grossi et il devient économiquement difficile voire impossible de faire coexister deux grosses rédactions indépendantes au sein d’un même groupe, sans synergie.

Ces quelques tendances présentées brièvement caractérisent aujourd’hui les différents modèles économiques de la presse en ligne. Et il convient en effet de raisonner au pluriel car si aucun modèle viable, rentable et pérenne ne semble s’imposer, on assiste à une diversité de logiques économiques mises en place par différents types de sites avec des modalités aussi opposées que le tout gratuit et le tout payant.


A propos de Obsweb

Le programme de recherche OBSWEB - Observatoire du webjournalisme (CREM - Université de Metz) étudie les transformations en cours au sein de la presse d’information avec l’avènement d’Internet et de l'écriture multimédia.