Enquête sur les usages des réseaux sociaux par les journalistes français


twit fbk obsweb

Arnaud Mercier, Nathalie Pignard-Cheynel, Obsweb, CREM, Université de Lorraine

Les journalistes sont de plus en plus présents sur les réseaux sociaux dont les usages, paraissent encore peu stabilisés. Afin de mieux saisir les pratiques, les motivations et les représentations des journalistes face aux deux réseaux sociaux les plus usités, Facebook et Twitter, l’Observatoire du webjournalisme (Obsweb) a mis en place un questionnaire auquel plus de 600 journalistes ont répondu, de manière anonyme.

Le lien vers le questionnaire mis en ligne a été diffusé par mail auprès d’une trentaine de rédactions françaises, et un appel à le remplir a été émis sur Twitter, message amplement retransmis par les journalistes eux-mêmes, auprès de leurs confrères.

Le questionnaire comprenait une trentaine de questions portant dans un premier temps sur les usages des réseaux sociaux en général, de manière indifférenciée puis une partie spécifiquement dédié à Twitter et une autre à Facebook, afin de faire ressortir, in fine, les éventuelles différences ou au contraire les permanences d’usages et de représentations de ces deux plateformes.

Profil des répondants au questionnaire

Commençons avec le profil socioprofessionnel des personnes ayant répondu au questionnaire.

Il s’agit majoritairement d’hommes (59%), plutôt jeunes (près de la moitié de notre échantillon a entre 25 en 34 ans ; moins de 10% ont entre 18 et 24 ans ; un quart ont entre 35 et 44 ans ; 17% plus de 45 ans).

Plus de la moitié des journalistes ayant répondu à notre enquête sont salariés (55%), tandis que 17% sont pigistes et 7,5% sont indépendants.

La majorité n’a pas une activité professionnelle principalement dédiée aux supports numériques ; c’est le cas pour seulement 31%, contre 48% (21% n’ayant hélas pas apporté cette précision).

Ils sont pourtant près de 40% de l’échantillon à indiquer travailler principalement pour un média de presse en ligne ; une proportion semblable pour la presse écrite ; ils sont moins de 9% à déclarer travailler principalement pour la radio et 9% pour la télévision. À noter que parmi ceux déclarant travailler principalement pour la presse en ligne, un tiers ont coché la presse écrite comme média principal, ce qui est révélateur de la polyvalence des webjournalistes et de la tendance aux rédactions intégrées au sein des entreprises de presse.

30% des répondants indiquent être rattaché à une rubrique spécifique au sein de leur média contre près de la moitié ne l’étant pas et un peu plus de 20% qui ne se prononcent pas.

Notons que la majorité des journalistes ayant participé à cette étude estiment avoir atteint une phase de stabilité dans l’utilisation des réseaux sociaux.

Nous pouvons mettre en relation ces chiffres avec des indications recueillies lors d’une autre étude Obsweb disséquant près de 900 comptes Twitter de journalistes en janvier 2012 . Elle fait apparaître que plus de 60% de ceux-ci ont été créés entre 2007 et 2009 (45% pour 2009). On peut donc considérer que les journalistes français ont acquis une certaine maturité dans leur utilisation de Twitter. Un tiers des journalistes affirme avoir encore des choses à apprendre sur l’usage des réseaux sociaux, et cela monte à 40% si on y ajoute ceux qui se déclarent débutants.

1. Des équilibres usages personnels/professionnels très différenciés

Conformément à notre hypothèse de départ, les usages des réseaux sociaux sont focalisés autour des deux plateformes Twitter et Facebook. Parmi les répondants à l’enquête, ils ne sont que 11% à ne pas utiliser Facebook et la même proportion pour Twitter, alors qu’ils sont deux tiers à ne pas recourir à Google Plus et 43% pour Viadeo et/ou LinkedIn.

En outre, l’équilibre entre usage privé et usage professionnel n’est pas du tout le même selon les réseaux.

Le graphe présentant les pourcentages distincts d’usage montre clairement que les équilibres sont quasi inversés pour chaque réseau. Twitter est massivement utilisé professionnellement, beaucoup à titre mixte et pas à titre privé. Facebook est beaucoup utilisé à titre privé ou mixte et quasiment pas à titre exclusivement professionnel. Google Plus cherche encore ses usages. Viadeo et LinkedIn sont utilisés principalement à titre professionnel (souvent comme annuaire pour trouver des contacts, ou pour être dans des réseaux pour repérer des offres d’emploi et faire circuler son CV).

2. Des usages thématiques de publication et de suivi cohérents

A la question sur les thématiques privilégiées pour les publications sur les réseaux sociaux, les réponses sont très réparties sur les 12 items proposés. Sept thématiques se détachent toutefois, tant dans les pratiques de publication que de suivi. Il s’agit de catégories plutôt « nobles » de l’actualité (culture, actualité nationale, politique et économie, société, internationale…). L’actualité sur les médias est un élément qui se dégage nettement dans les deux cas. Cela prouve qu’une partie de l’intérêt porté par les journalistes aux réseaux sociaux est de pouvoir suivre ce qui se passe dans le milieu qui les concerne : ce que font les confrères, ce que publient les autres médias, l’économie de la presse, le nouvel écosystème de l’information numérique… D’ailleurs, nous y reviendrons, une grande majorité des répondants (85%) affirment utiliser Twitter pour suivre d’autres journalistes ou médias.

3. L’utilité professionnelle perçue des réseaux sociaux

Parmi les six discours testés sur l’utilité des réseaux sociaux, la stratégie marketing de notoriété du titre ressort nettement, et un degré en-dessous, l’utilité tactique pour mieux diffuser ses propres articles. Deux autres utilités sont massivement reconnues : les réseaux sociaux (tout comme l’Internet en général, via les blogs notamment) serait un moyen très efficace pour trouver des informations différentes de ce qui circule habituellement dans l’espace public. Ces outils permettent enfin d’échanger avec des confrères plus facilement. L’utilisation des réseaux sociaux pour se faire personnellement connaître est jugée moins évidente et clive plus l’échantillon. Cela est cohérent avec tout le débat qui a agité la profession ces dernières années autour du « personal branding ». Pour ce qui est de l’identification de nouvelles sources, l’avis est moins clair pour juger cela indispensable.

 

4. Des usages différenciés de Facebook et Twitter

Les motivations qui ont conduit les journalistes à être présents sur les deux principaux réseaux sociaux sont très contrastées, même si des points communs demeurent. La curiosité pour cet outil nouveau a été un puissant moteur du développement de Twitter dans les rédactions ainsi que l’incitation des collègues. En revanche, pour Facebook, c’est très clairement un usage privé préalable qui est le moteur de l’utilisation rédactionnelle, avec une part non négligeable de curiosité. Il est important de noter que les journalistes n’affirment pas avoir subi de forte pression de leur direction pour utiliser ces réseaux.

Les raisons ayant motivé une utilisation professionnelle de Facebook et Twitter :

  

Lorsque l’on interroge les journalistes sur leurs pratiques de consultation et de publication sur Twitter et Facebook, on s’aperçoit que les stratégies d’usage sont différenciées voire clivantes, comme le montre le tableau récapitulatif ci-dessous.

Twitter s’inscrit dans une pratique professionnelle puisqu’à 85%, les journalistes interrogés ne l’utilisent peu ou pas pour diffuser des informations personnelles (alors qu’ils sont près d’un tiers à déclarer le faire régulièrement sur Facebook). Rappelons, qu’ils étaient près de 32% à déclarer recourir à Facebook uniquement pour un usage privé (contre 4,5% pour Twitter), 35% des s’inscrivant au contraire dans un usage exclusivement professionnel de Twitter (contre 6,5% pour Facebook).

Les deux réseaux sont peu associés à une logique de promotion de sa propre activité puisque le rapport entre pratique régulière et irrégulière ou inexistante est assez équilibré concernant la diffusion par les journalistes de leurs propres articles (même si la propension à le faire sur Twitter est plus forte que sur Facebook). Cela peut apparaître étonnant puisque, rappelons-le également, 40,6% des répondants considèrent les réseaux sociaux comme des outils indispensables pour la diffusion de leurs articles ; la même proportion les jugeant non négligeables dans ce processus.

Les usages qui font apparaître les clivages les plus marqués entre une pratique régulière ou irrégulière-inexistante concernent Twitter : la pratique qui apparaît comme la plus répandue est celle du retweet (une pratique régulière pour 82% des répondants), suivi par le partage de liens trouvés sur le web (75,4%) et la diffusion de faits d’actualité (74,3%). Ces résultats conduisent à penser que Twitter est avant tout envisagé comme un réseau, un lieu d’échange, de partage, de mise en circulation et en résonnance de contenus, plus qu’un espace de valorisation de soi (comme peuvent l’être d’autres réseaux du type Viadeo ou LinkedIn).

Sur Facebook, la propension globale d’usages réguliers dans une perspective professionnelle est plus faible que sur Twitter. Le partage de liens est également la pratique qui se révèle la plus fréquente (61,6%) derrière un autre usage davantage « facebook-centré » : le marquage de pages à l’aide du célèbre « j’aime » (67,8%), suivi par l’interaction sur des pages d’ « amis » avec la pratique des commentaires de statuts (60,3%). Clairement, les usages de Facebook laissent moins percevoir une dimension professionnelle mais bien un mix avec des usages plus personnels et relationnels.

On retrouve ces différences entre les deux réseaux sociaux de manière encore plus marquée dans les usages déclarés de consultation. Les items proposés déclinaient uniquement des usages possibles dans une pratique professionnelle de journaliste et ont laissé volontairement de côté d’autres usages possibles.

Twitter apparaît clairement, au contraire de Facebook, comme un réseau mis au service d’une pratique professionnelle. Ainsi, ils sont 95% des répondants à déclarer utiliser Twitter pour suivre d’autres journalistes et médias, 90% pour suivre l’actualité chaude, 85% pour faire de la veille sur des sujets et thèmes spécifiques et 84% pour rechercher des sources et des informations alternatives.

Les résultats sont beaucoup plus faibles pour Facebook et surtout beaucoup moins différenciés. L’usage le moins répandu est celui du suivi de l’actualité chaude, tandis que l’usage le plus marqué (mais qui n’en est un que pour un peu plus de la moitié des répondants) est l’usage de Facebook pour rechercher des sources ou informations alternatives.

Le suivi des « buzz » qui pouvaient spontanément apparaître comme une caractéristique forte des réseaux sociaux est peu mis en avant par les répondants (c’est même l’usage le moins répandu, parmi nos propositions de réponses, concernant Twitter).

 

5. Des usages “journalistico-centrés” ?

Afin d’avoir une idée plus fine de l’environnement dans lequel les journalistes s’insèrent via les réseaux sociaux, nous leur avons demandé, pour Twitter et pour Facebook, de quantifier, pour différentes catégories d’acteurs, la place qu’ils leur accordent parmi les comptes qu’ils suivent, sur un plan quantitatif (nombre de comptes) et qualitatif (pertinence associée dans le cadre d’un usage professionnel).

Cette cartographie des abonnements des journalistes fait apparaître Twitter comme une plateforme relativement auto-centrée sur la communauté des journalistes. La catégorie de personnes la plus représentée dans les comptes suivis par les journalistes et qui leur apparaît également comme la plus utile est : « les confrères d’autres rédactions », loin devant d’autres acteurs. Ainsi, sur près de 600 journalistes, moins de 2% ne suivent pas de confrères via Twitter et moins de 3%  jugent cela inutile.

Types de comptes suivis sur Twitter et quantité déclarée (Données Obsweb – février-mars 2012)

 

Types de comptes suivis sur Twitter et pertinence déclarée (Données Obsweb – mars-avril 2012)

La répartition est en revanche très différente sur Facebook. La part de comptes quantitativement la plus important est celle de la sphère privée (69%) suivie, de très loin par celles des confrères (27% pour ceux de sa rédaction et 24% pour ceux d’autres rédactions). Concernant la pertinence des comptes suivis par rapport à l’activité journalistique, les journalistes arrivent en tête, talonnés par la sphère privée. À noter que les blogueurs représentent une catégorie importante et pertinente pour les journalistes sur Twitter et pas pour ceux sur Facebook.

Types de comptes suivis sur Facebook et quantité déclarée (Données Obsweb – février-mars 2012)

Types de comptes suivis sur Facebook et pertinence déclarée (Données Obsweb – février-mars 2012)

Ces éléments couplés à d’autres observations en cours, nous conduisent à conclure que l’utilité journalistique de Twitter est devenue une évidence pour beaucoup de journalistes français, sans doute parce que sa logique de fonctionnement s’y prête bien (en dépit de la limite des 140 caractères). En revanche, Facebook est d’un usage plus hybride et moins évident pour la cause journalistique.  Ce qui explique l’activisme très inégal des médias français sur les réseaux sociaux que nous avions souligné cet automne.


A propos de Obsweb

Le programme de recherche OBSWEB - Observatoire du webjournalisme (CREM - Université de Metz) étudie les transformations en cours au sein de la presse d’information avec l’avènement d’Internet et de l'écriture multimédia.