Comment réinventer le journalisme ? Plutôt audacieux comme question. C’est pourtant celle que se sont posés les quatre invités de la soirée d’ouverture des Assises : Le Monde, XXI, Mediapart et InfoDuJour.
Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale au Monde, Edwy Plenel, créateur de Mediapart, Patrick de Saint-Exupéry, co-fondateur de la revue XXI, et Denis Robert, porteur du projet du quotidien en ligne InfoduJour, ont défendu quatre visions opposées de l’origine de la crise et des solutions pour y remédier.
Sylvie Kauffmann, représentante du symbole de rigueur que se veut Le Monde, différencie deux crises du journalisme :
« Le journalisme connaît d’abord une crise comme celle des institutions : c’est une perte de prestige, une perte de confiance, une perte de crédibilité. L’arrivée d’internet a fait exploser le monopole de l’information. On est maintenant à un stade où les journalistes sont un peu plus humbles, plus partageurs. Mais c’est une crise très saine. La profession s’interroge. Un journaliste qui ne doute pas ne fait pas son travail. On peut dire que cette crise est liée à la société toute entière. Je considère que les sociétés ont la presse qu’elles méritent.
Ce qui est plus grave, c’est la crise du modèle économique du journalisme. Depuis une quinzaine d’années, les deux piliers économiques traditionnels, la vente au numéro et les annonces publicitaires, s’effondrent. Les journaux meurent. Cette année, il y a eu 1500 emplois de journalistes supprimés dans le monde, et presqu’autant l’année dernière. Je pense d’abord qu’il faut sauver les journaux avant de pouvoir réinventer le journalisme. »
« Il y a une multitude d’initiatives, un véritable foisonnement de modèles journalistiques, remarque la directrice, confiante. Mediapart et XXI sont deux modèles intéressants. On vient aussi de présenter le Buzzfeed français. Il y a l’initiative Propublica, un modèle qui m’intéresse profondément, avec un journalisme d’intérêt public, d’enquête, financé par des dons. Il y a le HuffPost, appuyé à de grands médias traditionnels. Autre initiative passionnante : celle du fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, qui a financé le nouveau média du journaliste Glenn Greenwald, celui qui a contribué à la publication des documents d’Edward Snowden sur la NSA.
J’ai déterminé trois pistes de réinvention :
-Le journalisme multimédia, dans lequel nous sommes tous investis et qui apporte des outils extraordinaires. De plus, un journal comme Le Monde n’a jamais été autant lu sur le web. Il y a une attente du public, un besoin d’information. Le site compte environ 50 000 abonnés et nous explorons des pistes de micro-paiement, à l’article.
-Le journalisme éthique, crédible, exigeant. C’est un journalisme très classique, mais qui doit rester le fondement de notre travail.
-Le journalisme global, c’est ce que l’on essaie aussi de faire au Monde. La couverture de l’info internationale a toujours été notre priorité. Financer les grands reportages, les grandes enquêtes, ça coûte très cher mais il est essentiel de continuer à le faire »
Edwy Plenel : « La conséquence de l’arrivée du numérique va au-delà d’une révolution industrielle. Elle a percuté profondément nos vieilles sociétés, comme l’imprimerie il y a cinq siècles. C’est un ébranlement de deux choses : la diffusion de l’information et de la production de l’information. La diffusion se fait maintenant en temps réel de manière dématérialisée et n’est plus produite pas seulement par des professionnels. La presse quotidienne, le poumon du débat démocratique, est objectivement défiée. Le numérique a supprimé les trois coûts : le papier, l’impression et la distribution. Cela amène la potentialité, avec le lien hypertexte, de faire un journalisme plus documenté, plus sourcé, plus ample dans ses enquêtes. Il y a un nouvel âge du journalisme. »
« Le numérique est une opportunité formidable de créer des journaux avec des petits moyens avec une diffusion sur objet nomade pour démultiplier la distribution. Mais ceux qui gagneront sur le numérique sont ceux qui ne s’égareront pas. Il faut défendre le meilleur de l’information sur internet. La légitimité du journaliste est de fournir des informations d’intérêt public au citoyen pour qu’il soit autonome. Mediapart, par exemple, est un laboratoire pour prouver qu’il y a un chemin, que nous pouvons défendre la valeur de l’information. Le payant, c’est l’enjeu de la valeur. Nous refusons de dépendre d’autre chose que de nos lecteurs. Il ne faut pas tomber dans le piège de la gratuité publicitaire. Sinon on fait une course à l’audience. On cherche à séduire uavec des formats courts, du superficiel, de l’immédiat. Mediapart est passé en cinq ans de 26 à 32 personnes, avec des enquêtes au cœur de l’agenda comme avec l’affaire Tapie ou l’affaire Cahuzac. Notre bénéfice est entre 11% et 12%, et nous approchons des sept millions de résultat net. Il y a une voie, entre la crise de la presse quotidienne régionale et les grands titres.
Pour réinventer le journalisme, il faut défendre le meilleur de la tradition dans la modernité. Mais il nous manque une chose : une nouvelle loi de 1881. Qui refonde la liberté d’information dans notre pays, qui donne un cadre juridique à des sociétés de presse indépendantes. »
Patrick de Saint-Exupéry : « Le problème est double : économique et de légitimité. Mais il se fond dans la même origine : La presse s’est perdue. Comment ? Il y a quelques années de cela, lorsqu’elle a décidé de ne plus se revendiquer comme un titre. Un titre de presse, un titre de radio, un titre de télévision, renvoie à une histoire, à l’histoire de la presse, de la construction d’un métier, avec des pages de gloire, des échecs aussi, mais c’est une histoire humaine. Or aujourd’hui la presse se revendique comme une marque. Ca paraît bénin mais ça change tout. On ne parle plus de journaux mais de produits. On ne parle plus de lecteurs, mais de consommateurs d’information. Les systèmes informatiques ont évolué et les journalistes se sont mis à créer des objets plutôt que des articles.
Qu’ont constaté les patrons de presse quand est arrivé internet ? Que les annonceurs sont partis sur internet. Les patrons ont couru sur internet pour courir après des ressources qui leur échappaient. La bascule ne s’est pas faite au nom du journalisme mais des revenus publicitaires.
La presse, c’est le reportage. Cet acte formidable de restituer la réalité des choses à des lecteurs. Être au plus près, au plus juste. Ca c’est la presse. »
« Le journalisme n’a pas besoin d’être réinventé : tout est là ! Il a en revanche besoin d’être refondé.
Dans le même temps aujourd’hui nous avons un univers où l’information est gratuite, les robinets coulent en grand partout. Et à l’inverse des journalistes viennent de payer le prix du sang pour l’information. Nous sommes en plein dans ce paradoxe. Il faut refonder la légitimité de l’acte journalistique. Et ça ne passera que par un retour à la notion de valeur. C’est le seul et unique moyen. Il n’y en a pas d’autre.
Internet est un bon moyen pour des manières différentes de l’utiliser ? Par exemple, sur le site de XXI, il y a des récits disponibles en micro paiement. Mais cette course aux annonceurs est infernale. Il va falloir faire un choix. Il faut se poser la question : est ce qu’il n’est pas possible d’envisager une presse sans publicité ? Cette publicité qui ne cesse de nous échapper ? Avec XXI, j’ai redécouvert le plaisir de la lecture de la page de droite. Cette possibilité, c’est la repossession de soi-même. C’est donner au lecteur la possibilité de lire en lui-même. »
Denis Robert : « Les premiers mots qui me viennent sont : « On est dans la merde ».Le « on » étant les journalistes. D’abord, on est dans une dérive totale de ce que pourrait être internet. Pour capter le lecteur, il faut absolument avoir des infos trash, des listes à la con : ça fait entrer un peu de cash. Et pour l’instant même si il y a quelques bonnes nouvelles aux Etats-Unis, ce n’est pas formidable. La PQR ne gagne pas un seul nouveau lecteur, elle n’a pas trouvé de modèle viable. La presse nationale perd des lecteurs. Le Monde est un grand quotidien, le site évolue beaucoup mais il vit grâce à l’argent de l’Etat. Mediapart est une formidable réussite. La seule depuis Rue89. Mais une réussite marginale. XXI également. Si on compare les médias et la presse à l’agroalimentaire, Mediapart et XXI sont l’épicerie fine. Et tout le monde n’a pas les moyens de manger à l’épicerie fine.
Et je parle aussi en nom de mes amis journalistes qui sont dans la merde. J’essaie en ce moment de lancer InfoduJour. Un site internet qui rassemblerait 22 journaux différents, de l’info en province. J’essaie d’arrache pied depuis six ou huit mois de trouver des financements et de définir un modèle économique pour ce site, sans succès. J’ai posté cinq lignes sur facebook pour informer de ce lancement : en une journée on a reçu 342 CV. Ca exprime le malaise de cette profession.
Dans les écoles de journalisme, j’ai rencontré des gens super intelligents avec un CV formidable. Ils sortent d’école avec des boulots souvent à la mediaworker. Des ouvriers du web qui ne signent pas de papier. »
« Les journalistes doivent dépendre d’un ordre. C’est un des éléments qui peut nous sauver, nous aider à réinventer le journalisme, c’est cette autorité. Il y a des tas de procès en ce moment avec des gens qui ont une caméra mais pas de carte de presse. Ceux-là, il faudrait les défendre. Il faudrait réinventer le SNJ. Pour être fort face aux pouvoirs publics.
Au niveau du modèle économique, pour le moment, à InfoduJour, c’est un vrai laboratoire. Les idées fusent. On essaie plein de modèles. Internet est un formidable mouvement de liberté. »
Leïla MARCHAND.