Être ou ne pas être journaliste, telle est la question


En constante évolution, l’environnement médiatique s’est vu bouleversé par l’émergence d’Internet et plus spécifiquement aujourd’hui des blogs. Critiqués et reniés par la profession, les auteurs du web ne cherchent pourtant pas à remplacer les journalistes. Au contraire, ils se placent avant tout dans la complémentarité et la frontière qui les sépare des professionnels demeure indécise.

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Source : OWNI (http://ownieu.owni.fr)

Quand des présentateurs de France Culture s’attaquent à Durendal, célèbre « vlogueur » de cinéma, dans une émission du 21 décembre 2014, c’est toute la communauté des auteurs 2.0. qui riposte. « Vous êtes les chiens de garde d’un modèle périssant. Modèle décidant de qui a le droit ou pas d’émettre son avis. », déplore Antoine Daniel, personnalité montante du web. L’animateur radio, Raphaël Enthoven,remet en question la légitimité du podcasteur à s’exprimer sur le web, parlant d’Internet comme un « revolver que des milliers d’enfants ont désormais entre les mains ». Pourtant, certains blogueurs réalisent un travail proche du journalisme (reportages, interviews, enquêtes), obscurcissant ainsi la frontière entre les deux camps… Ces nouveaux reporters représentent aujourd’hui une source d’information pour de nombreux internautes, au même titre que les médias. Comment définir alors ce qui relève ou non de la pratique journalistique ?

Un accueil différent au sein de la société

A l’heure de l’information dématérialisée et des débats incessants sur l’avenir du journalisme, de nouvelles voix s’élèvent au nom d’une nouvelle controverse. Quand est-on journaliste ? Quand ne l’est-on pas ? Il y a cette réponse toute faite qui prend la forme d’un rectangle plastifié et que bon nombre estiment être le Graal de la légitimité journalistique : la carte de presse. Un laissez-passer accordé aux journalistes web mais dont d’autres auteurs de la toile sont privés. Attribuée par la Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP), la carte de presse s’est imposée comme une reconnaissance juridique et professionnelle de l’activité journalistique. Celle-là même que certains blogueurs peuvent réaliser sans avoir pour autant accès à la fameuse carte, l’attribution étant basée sur l’analyse des revenus du demandeur. En d’autres termes, la gratuité de l’information que peuvent livrer les blogueurs ne permet pas à ces derniers d’en espérer la possession. Tout du moins, en France. Loin du statut d’amateurisme qu’on leur prête, les auteurs 2.0 ont obtenu, aux Etats-Unis, « une protection journalistique ainsi qu’une reconnaissance quasi-professionnelle et officielle de leur statut de journaliste », explique Minjung Jin dans sa thèse.

Au-delà de la légitimité juridique et professionnelle que la carte de presse garantit, les blogueurs sont souvent en proie à des obstacles d’ordre sociaux. Toujours dans la thèse de Minjung Jin, on retrouve le témoignage d’Hangulo, un blogueur connu en Corée : « Chaque fois que je demande des documents à une organisation officielle, je me sens complètement humilié. » En terme de reportage, les plumes « amatrices » de l’Internet sont lésées a contrario des journalistes qui ne manquent ni de ressources, ni de reconnaissance sociale. Raisons pour lesquelles les blogueurs sont souvent accusés de ne faire qu’un travail de curation de contenus et d’édition d’informations trouvées sur d’autres médias. Malgré cela, quelques rares écrivains du net réussissent à outre-passer cette mauvaise réputation. Parfois, ils atteignent une renommée telle que l’accès à certains événements leur est accordé au même titre que n’importe quel journaliste.

On ne naît pas journaliste, on le devient

« Un journaliste est un professionnel de l’écriture qui apprend une thématique alors que le blogueur est un professionnel (ou un passionné) d’une thématique qui apprend l’écriture. » Frédéric Cavazza pose là l’enjeu même d’une différence qui, finalement, se veut quasi-complémentaire. Là où la frontière peut se poser aujourd’hui tient du domaine de la formation. Et si beaucoup de journalistes ont pu passer par la petite porte à une époque, il s’agit presque d’un mythe aujourd’hui. Les places sont comptées et les premiers servis sont bien souvent des étudiants issus de cursus spécialisés en journalisme (les grandes écoles, les masters pro,…). Il n’en reste pas moins que les journalistes ont des compétences et des ressources ainsi qu’un carnet d’adresse dont ne bénéficient pas les autodidactes que sont les blogueurs.

Finalement, est-ce que l’on n’oppose pas la pratique personnelle (blogosphère) à la pratique professionnelle (journalisme) ? François Guillot, conseiller en influence digitale, assure qu’il existe une différence entre « être journaliste » et « faire du journalisme ». Les blogueurs ont beau se rapprocher de l’activité, la plupart estiment eux-mêmes qu’ils ne sont pas journalistes. Les blogs seraient donc des médias à part entière, une nouvelle façon de communiquer l’information. Mais les similitudes s’arrêtent là. Les démarches ne sont pas les mêmes. Là où le journaliste écrit avec la contrainte d’une certaine ligne éditoriale, le blogueur parle en son nom. « L’avantage, c’est qu’un citoyen journaliste sera capable de publier quelque chose qu’un journal aura peur d’imprimer. L’inconvénient, c’est que la vérification des faits se fait après publication », souligne Craig Newark, fondateur de Craigslist.

Et si le journaliste se doit de rester neutre au possible, le blogueur peut se permettre une écriture plus innovante et plus originale. On note cependant que certains sites d’information se permettent une plume plus attractive au-delà du credo de l’objectivité (ex. Slate, Rue89 ou Huffington Post). En fin de compte, est-ce que certains médias, en voyant la vague de mode qu’entraînent les blogs et l’émergence d’un nouveau lectorat, n’essaient-ils pas de se calquer sur les blogs qui sont tant reniés du côté journalistique ?

La question de la crédibilité

La pérennité d’une publication repose sur sa crédibilité. Un professionnel de l’information s’efforce pour cela de délivrer à son lectorat un avis objectif. Selon un sondage Ipsos, 77% des français se méfient aujourd’hui des journalistes. Pour David Carter, vulgarisateur scientifique, la notion de crédibilité a évolué : « Pour une bonne partie du public, être biaisé signifie justement être crédible. Donner son opinion, prendre position, afficher sa subjectivité. Pour les amateurs de Fox News, Fox News est crédible parce qu’il est subjectif. ». A la notion de crédibilité journalistique s’oppose donc celle de la transparence des blogueurs. Les créateurs de blogs montrent leur motivation et le processus de production de leur contenu. Leur pratique personnelle leur permet de publier des articles volontairement subjectifs. En cas de diffamation ou de désinformation, les conséquences le cibleront lui seul. Un journaliste écrit toujours au nom de sa rédaction, les enjeux qui pèsent sur ses épaules sont multiples (moraux, économiques).

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Source : Cox and Forkum (http://www.coxandforkum.com)

Pour cette raison, les professionnels suivent rigoureusement un ensemble de règles : la déontologie. La charte de Munich insiste particulièrement sur la vérification des faits. Ainsi durant sa formation, un reporter apprend à regrouper ses sources. Avant de publier, il est donc sûr de ce qu’il affirme, contrairement aux auteurs nés sur le web. « Les blogueurs, en général font peu de cas de la vérification indépendante de l’information et des données. Ils manquent d’outils et d’expérience pour mener une recherche en profondeur » affirme Paul Andrews, journaliste blogueur interrogé par Sophie Damas. Ainsi, la différence de ressources entre journalistes et blogueurs reste une frontière difficilement franchissable…

De cette pratique personnelle découle d’autres carences. Denis Ruellan, ancien journaliste, reproche aux blogueurs « leur capacité à fermer boutique quand bon leur semble face à la seule polémique ou la contestation, l’ennui ou l’excès, le désintérêt ou le manque d’inspiration. ». Les publications de ces sites personnels manquent de régularité en comparaisons à celles des pure players. Les salariés de ces médias sont tenus de produire du contenu régulièrement, peu importe l’intensité de l’actualité. Les visiteurs sont toujours sûrs de trouver de nouveaux articles, ce qui les encourage à revenir fréquemment. Cette pression entraîne néanmoins certaines dérives, comme celle du « remplissage ».

Finalement, média ou non, tout est une question de confiance. Les blogueurs façonnent leur réputation à partir de rien. Une seule erreur peut entraîner une méfiance et une chute de leur audience. Les fondateurs de blogs apprennent donc à gérer leur image tels des communicants d’une entreprise médiatique.

« Les frontières ont tendance à beaucoup se superposer et chacun a sa complémentarité avec le travail [de l’autre]. L’opposition blogueurs/journalistes c’est quelque chose dont il faut sortir.» estime Olivier Cimelière, spécialiste de la communication numérique. Les blogs représentent une alternative intéressante au contenu des médias classiques. Ils comblent certaines insuffisances comme la critique des médias ou le traitement de sujet peu accessibles à la masse. En donnant une vision subjective d’un fait, ils nourrissent le débat publique.

Nadège El Ghomari et Emeline Gaube


A propos de Obsweb

Le programme de recherche OBSWEB - Observatoire du webjournalisme (CREM - Université de Metz) étudie les transformations en cours au sein de la presse d’information avec l’avènement d’Internet et de l'écriture multimédia.