Depuis les années 1980 – et surtout depuis le scandale du Watergate – les affaires révélées par les journalistes d’investigation se sont multipliées : Rainbow Warrior, les Irlandais de Vincennes, Clearstream, Woerth-Bettencourt, Karachi, Cahuzac… Au sein d’une profession confrontée à la fois à une crise économique et une crise de confiance, cette forme de journalisme peut-elle sauver le métier ?
Journalisme d’investigation par-ci, journalisme d’investigation par-là. On entend parler de plus en plus de cette forme journalistique. Mais est-ce réellement une spécialité de la profession ou alors un pléonasme, étant donné que l’enquête est l’essence même du travail du journaliste ? “Le journalisme d’investigation, ça n’existe pas, c’est un leurre. Dès qu’on fait un travail de journaliste, c’est un travail d’enquête, d’investigation” explique Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, lors d’une table ronde pour Acrimed. Un sentiment partagé par une grande partie de la profession. 45,5% des journalistes estiment que l’investigation, c’est le journalisme, selon un sondage réalisé par Bakchich en 2008.
Il n’existe pas de définition officielle du journalisme d’investigation. Mark Lee Hunter, journaliste américain, s’est toutefois essayé à l’exercice dans son ouvrage Manuel du journaliste d’investigation. Selon lui, cela “implique d’exposer au public des histoires cachées, soit délibérément par quelqu’un en position de pouvoir le faire, soit par hasard, derrière une masse chaotique de faits et de circonstances qui obscurcissent le sens des choses”.
Un journalisme d’intérêt public
“Le journalisme tel que je le conçois consiste à décider de sa propre enquête avec tous les risques que cela comprend. Y compris celui de se tromper” explique le journaliste Pierre Péan dans un entretien accordé à la revue Médias. Le journaliste d’investigation se concentre uniquement sur quelques “grandes” affaires, notamment politiques ou économiques. Il apparaît comme le chevalier blanc qui brave tempêtes et marées pour lutter contre la corruption et l’injustice. Son objectif est d’ouvrir les yeux de ses lecteurs, d’éclairer l’opinion publique pour que les puissants de ce monde puissent rendre des comptes. Les journalistes d’investigation sont les auxiliaires de la démocratie, des soupapes de sécurité pour la société.
Pour pratiquer ce journalisme d’intérêt public, peut-on faire tout et n’importe quoi ? Doit-on outrepasser les règles pour montrer que d’autres les enfreignent également ? Concernant les méthodes, il y a peu de consensus au sein des journalistes d’enquête. Pour Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, le secret n’existe pas. “Il faut porter la plume dans la plaie” comme le racontait le reporter français Albert Londres. Une conception à laquelle s’oppose Pierre Péan, qui “revendique le droit de ne pas tout dire […] ma règle est de pouvoir continuer à me regarder dans la glace le matin”. Par ailleurs, ce dernier critique ouvertement les méthodes de Mediapart et de son ennemi de longue date, Edwy Plenel. Il regrette que ces journalistes dits d’investigation se contentent de relayer des informations qu’on leur transmet, parlant de simple “gestionnaires de fuites”.
De nouveaux modèles économiques
Cette vision idéaliste du journalisme se trouve confrontée à de nombreux obstacles. Toutes les rédactions ne peuvent pas se permettre de faire de l’investigation. Enquêter, vérifier, raconter. Cette méthodologie est chronophage, une enquête pouvant nécessiter plusieurs mois de travail. “Aujourd’hui, la presse ne dispose pas des moyens, en terme de temps et d’argents, pour réaliser ces enquêtes d’initiative” explique Nicolas Beau, ancien rédacteur en chef de Bakchich. Il s’agit désormais d'”un luxe malheureusement” déclare Louis-Marie Horeau, rédacteur en chef du Canard Enchaîné.
Internet a donné naissance aux “pure players” – site web d’informations sans édition papier – en offrant la possibilité d’inventer de nouveaux modèles économiques. ProPublica a été un pionnier en optant pour un modèle de type non-lucratif. Fondé en 2008 par Paul Steiger, ancien rédacteur en chef du Wall Street Journal, ce site d’investigation est financé par le mécénat. Ses journalistes bénéficient alors du temps et de l’argent nécessaire pour réaliser des enquêtes de qualité. “Aux Etats-Unis, le mécénat subventionne des musées, des orchestres, des ballets, des universités. Pourquoi pas la presse ?” explique Stephen Engelberg, rédacteur en chef de ProPublica, dans une interview accordée au Monde en 2010.
En France, la tradition philanthropique n’existe pas ou peu. Mediapart survit grâce à ses actionnaires et aux abonnements de ses lecteurs, contrairement à son grand frère américain qui prône la gratuité. Dans l’hexagone, c’est le livre qui est à l’honneur. Pour Denis Robert, le journaliste auteur des révélations sur l’affaire Clearstream, le livre est “le moyen le plus simple et le moins onéreux pour renverser des pouvoirs et faire du journalisme”. Les succès des ouvrages de Pierre Péan – comme La Face cachée du Monde – prouvent que l’édition permet de compenser les insuffisances de la presse.
Rétablir la confiance
D’autres modèles tendent à se développer pour remettre l’investigation au goût du jour. Après la musique ou le sport, le “crowdfunding” s’attaque désormais au journalisme. Que ce soit l’américain Spot.us ou encore le français Enquête Ouverte, ces modèles participatifs proposent aux internautes de prendre part aux enquêtes des journalistes. Quoi de mieux que de faire participer le lecteur lui-même pour rétablir la confiance ?
Le baromètre de confiance dans les médias 2014 réalisé par TNS Sofres pour La Croix, indique que 66% des français estiment que les journalistes ne sont pas indépendants face aux pressions des partis politiques et du pouvoir. Ce chiffre est de 60% face aux pressions de l’argent. Des statistiques inquiétantes qui illustrent les propos tenus dans le documentaire de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, Les Nouveaux chiens de garde (2012), traitant des questions de collision entre certains journalistes et le pouvoir. Aujourd’hui, les nouvelles formes d’investigation permettent aux journalistes de retrouver une certaine indépendance. Et pourquoi pas, à terme, redonner un second souffle aux médias.