Ubérisation : de l’autre côté du miroir


Ubérisation. Ce terme inconnu des moteurs de recherche avant janvier 2015 envahit le paysage médiatique français. Sur la toile, les supports à s’en emparer sont de plus en plus nombreux et variés : sites web d’information générale, d’opinion, spécialisés dans l’univers digital ou encore dans l’entrepreneuriat… Le mot est utilisé en long, en large et en travers, partout et quotidiennement. Malgré cette sur-médiatisation, les pièges et effets délétères que recèle l’ubérisation sont trop peu souvent évoqués.

La dénomination “ubérisation” est en fait un néologisme construit à partir de Uber, entreprise qui développe des applications mobiles de mise en contact d’utilisateurs avec des conducteurs réalisant des services de transport, et du suffixe -isation, qui suppose une transformation. Ubériser une activité consiste donc à la transformer à la manière d’Uber, c’est-à-dire en mettant des ressources propres à cette activité à disposition des clients depuis leurs smartphones, à tout moment et sans délai. Beaucoup de corps de métiers sont déjà passés à travers les mailles de l’ubérisation : les taxis avec UberPop, l’hôtellerie avec Airbnb, l’édition avec le service d’auto-publication d’Amazon, la justice avec Weclaim, le bâtiment avec Hellocasa, etc.

Ses fervents défenseurs la considèrent comme un moyen de renforcer l’indépendance des travailleurs, de favoriser l’entraide et l’égalité entre les personnes. Par exemple, le très partial observatoire de l’ubérisation la dépeint comme telle : “Changement rapide des rapports de force grâce au numérique. Au carrefour de l’économie du partage, de l’innovation numérique, de la recherche de compétitivité et de la volonté d’indépendance des Français, ce phénomène est une lame de fond qui va petit à petit impacter tous les secteurs de l’économie traditionnelle des services.” Une “lame de fond” que certains louent, que d’autres craignent. Des craintes peu entendues, face à l’espoir que constitue cette nouvelle forme de travail, mais néanmoins légitimes. Car les enjeux socio-économiques de ce modèle récent et son impact à long terme sont encore difficiles à saisir. Afin d’en décrypter les promesses, nous vous proposons d’analyser les idées reçues sur ce que représente l’ubérisation.

Le partage, vitrine dorée de l’économie prédatrice

Créateurs d’applications de services, utilisateurs et économistes convaincus du bien-fondé de cette nouvelle forme de travail se réclament de l’économie collaborative. Leurs maîtres-mots : partage, horizontalité, peer-to-peer (de pair à pair), entraide, échange. Ces termes impliquent des idées de réciprocité, d’égalité et de désintéressement. Mais leur usage est-il approprié dès lors qu’une rémunération entre en jeu et que les bénéfices profitent à une entreprise extérieure au service rendu ? Il est nécessaire d’établir une distinction entre l’économie collaborative et l’économie prédatrice que pratiquent les plateformes de services. Ce sont deux modèles nés grâce à l’avènement du numérique, mais dont les finalités divergent. Le premier est celui des commoners, à savoir les programmeurs de free softwares, concepteurs d’encyclopédies libres, inventeurs d’outils pédagogiques, producteurs participant aux AMAPs… Portés par des valeurs de partage et d’éthique souvent liées à l’écologie, ces nouveaux acteurs tentent de remplacer le modèle capitaliste par une véritable économie de l’échange, sans en tirer de bénéfice.

À l’inverse, les entreprises – qui refusent d’ailleurs cette appellation en vertu des idéaux qu’elles prétendent promouvoir – sont motivées par le profit financier, s’approprient la richesse créée par les commoners et dénaturent la valeur partage. Par exemple, Blablacar, Uber et Airbnb gagnent énormément d’argent sur les collaborations humaines qui s’opèrent traditionnellement de façon désintéressée. Elles mercantilisent ainsi ce qui relève de notre solidarité et de nos aspirations citoyennes : le covoiturage, l’auto-stop, l’hospitalité sont transformés en sources de profits. Les propriétaires d’applications défendent donc une entraide à laquelle ils ne participent pas, une communauté à laquelle ils n’appartiennent pas, mais concentrent dans leurs mains les bénéfices issus de ces actes. Où sont le partage des richesses et l’horizontalité des rapports humains ? Il s’agit surtout d’une nouvelle forme de consommation dans laquelle le contact entre l’offre et la demande est facilité grâce aux technologies mobiles, mais qui demeure loin de constituer une économie collaborative.

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Une indépendance en demi-teinte

Ces entreprises affirment jouer un rôle social pour contrer les taux records de chômage, permettre une activité rémunérée et stable à ceux qui n’en ont pas, et offrir un statut d’indépendant qui libérerait du salariat. Mais ce qui se dessine derrière l’ubérisation ressemble plutôt à une précarité généralisée de travailleurs autonomes à la demande et payés à la tâche. Ce mode de travail précaire n’est pas nouveau : le CDD, l’intermittence, les petits boulots et l’intérim existaient bien avant les plateformes d’intermédiation en ligne, mais se sont répandus sous le double effet de la crise économique et de la démocratisation des technologies mobiles. Les emplois que se targuent de créer les entreprises d’applications de services ne sont rien de plus que des tâches irrégulières, segmentées, peu rémunérées, parfois ingrates. Les travailleurs concernés deviennent souvent des jobbers qui vendent leurs services sur de multiples sites Internet, et des slashers contraints de cumuler plusieurs activités à la fois. L’indépendance et la flexibilité horaire revendiquées par les entreprises ont un prix : celui de la sûreté de l’emploi, aucunement garantie par ce mode de travail.

En rejetant le salariat et ses inconvénients, ces nouveaux travailleurs perdent tous ses avantages en termes de sécurité et de rémunération : l’assurance d’un salaire fixe qui tombe tous les mois, l’intégration à une sphère sociale et professionnelle, l’accès aux crédits bancaires déterminé par un CDI… Une situation instable où baignent l’insécurité et l’incertitude de pouvoir trouver à chaque instant un autre travail, une autre tâche à accomplir. Cette fragilité est d’autant plus ébranlée par l’absence de statut : les utilisateurs d’applications comme celles d’Uber ne sont ni salariés – puisqu’ils n’y sont liés par aucun contrat – ni auto-entrepreneurs – puisqu’ils sont affiliés à l’entreprise. Indépendants juridiquement donc, mais bel et bien subordonnés à ces plate-formes auxquelles ils sont contraints de reverser des commissions, et d’obéir aux règles. En « échange », les entreprises ne leur doivent rien, n’ont pas d’obligation vis-à-vis d’eux, et ne participent pas au financement de la protection sociale. Aux travailleurs, donc, de payer des cotisations sociales et d’assurer leur matériel, comme s’ils étaient réellement indépendants.

Vers une société ubérisée

Au-delà des désillusions que renferme le travail ubérisé, des questions relatives à l’identité, à la place de l’humain et à la dignité de la personne se posent. Car le rayonnement de l’ubérisation semble étendre sa force de frappe, touchant petit à petit toutes les strates de ce qui peut être consommé, produit, vendu. Cela a commencé par les objets, par exemple sur Leboncoin, puis s’est poursuivi avec les services, comme nous l’avons déjà évoqué. Mais le mouvement ne s’arrête pas là, et la frontière entre la commande d’une prestation et celle d’une personne qui l’effectue s’effrite. Certaines applications proposent désormais, plus qu’une visite médicale, un médecin, ou plus que la livraison d’un repas, un chef à la demande. Tout comme les clients pouvaient choisir un objet dans un catalogue, ils peuvent maintenant sélectionner l’individu qui réalisera le service voulu. C’est le cas, par exemple, avec TaskRabbit, plate-forme de délégation de corvées, qui présente trois types de profils correspondant aux critères recherchés.

L’ubérisation ne concerne pas que le travail au sens strict, mais dérive progressivement vers les travailleurs, et par là même, les êtres humains. Imaginons, à terme, une société complètement ubérisée… Notre identité professionnelle est-elle réduite au simple fait d’avoir téléchargé une application et pas une autre ? Qu’est-ce qui nous distingue les uns des autres ? Ne devenons-nous pas des machines qui réalisons un service sans réfléchir quand on nous appelle pour l’exécuter ? Voire un produit, l’objet de ces commandes ? Profitons-nous vraiment de cette technologie ou en sommes-nous devenus esclaves ? Avons-nous encore le choix de l’utiliser dans un monde ubérisé, ou s’impose-t-elle à nous ? Ceux qui fournissent des services peuvent-ils devenir un jour ceux qui en profitent ? L’évolution sociale et professionnelle est-elle encore possible ? Les adeptes des plate-formes de services mobiles parlent de liberté, d’égalité, d’indépendance, d’ouverture du champ des possibles. Mais l’ubérisation ne tendrait-elle pas, au contraire, à les réduire ? Allons-nous, à notre tour, nous faire ubériser ?


A propos de Diane Frances

Diplômée de trois licences en philosophie, information et communication, journalisme et médias locaux. Passée par The Conversation et L'Est Républicain.