Cet article fait partie du dossier « Dans dix ans ? Les dystopies du MJMN »
Nous sommes en 2027 après Jésus Christ. Toute la Gaule médiatique est occupée par les robots journalistes et les marketeux. Toute ? Malheureusement oui. Moi même qui écris ce lignes, je ne suis pas certain que quelqu’un lise ce papier un jour.
Voilà 8 ans que la transition s’est opérée à un niveau mondial, laissant derrière elle une pratique journalistique traditionnelle au profit d’un neo-journalisme commercial. Il y a quelques années, le scandale des allergènes camouflés de Nestlé a été une prise de conscience pour tous : seule la toute nouvelle version numérique du Canard Enchaîné avait abordé le sujet, tandis que le silence planait sur le reste de la sphère médiatique, grandement sponsorisée par l’industrie agro-alimentaire.
Voilà le grand drame de notre époque dont personne ne semble se soucier : la constitution, par le biais de conflits d’intérêt gigantesques, d’un accès à l’information à deux vitesses. Aujourd’hui, les abonnements hors de prix aux plateformes d’info sérieuses promettent une information de qualité, traitée avec le respect qu’elle mérite : celui de la déontologie journalistique. Depuis que le Canard Enchaîné et Mediapart ont mis la clé sous la porte faute de financement , seules demeurent quelques niches d’info fiables au détour d’une URL du dark web.
Ces vrais journalistes, en vraie chair et en vrais os, connaissent encore la définition de l’éthique et continuent tant bien que mal à la mettre en pratique au quotidien. Comme Albert Londres en son temps, ils plantent la plume dans la plaie ; comme Socrate en le sien, ils sont le taon qui harcèle la cité. À l’époque de l’ultra libéralisation des médias, de la submersion par l’infotainment et des Top 10 dont le 7e va vous surprendre, ces justiciers de 2027 continuent d’apporter un regard honnête et désintéressé sur l’actualité.
Transition mortelle pour les journaux traditionnels
Les fournisseurs d’info traditionnels qui n’ont su opérer la transition au tout gratuit se sont fait dévorer par l’info de divertissement : Konbini et Topito font aujourd’hui l’audience que Le Monde et Le Figaro faisaient hier, nourris par les subvention du tout nouveau ministère d’Internet et des Médias, dirigé par Patrick Drahi, secondé par le secrétaire d’Etat au journalisme Thierry Ardisson.
Le contenu gratuit est roi et despote ; et son fief tentaculaire embrasse l’entièreté du paysage médiatique commun, financé par la publicité insidieuse et le sponsor de tous les annonceurs possibles et imaginables, qui s’accrochent à la défense de leurs propres intérêts comme une moule à son rocher.
Les robots ne sont pas auteurs
Le premier réflexe du Français qui désire s’informer est de se saisir de sa tablette hyperconnectée pour faire le tour des services gratuits d’information. Rares sont ceux qui s’inquiètent de la qualité du contenu, du moment que celui-ci ne leur coûte rien. D’une appli à l’autre, d’un fournisseur à l’autre, les défauts sautent aux yeux : le style est inexistant, les titres et contenus se répètent à la virgule près.
La rédaction entière de l’AFP s’est robotisée. Même les rédacteurs en chef sont de vulgaires machines programmées, incapables de faire la différence entre info et intox. Bon point : l’orthographe est parfaite. Mauvais point : la mort de Pierre Gattaz a été annoncée cinq fois en deux semaines, et la frontière entre la France et la Belgique a été déplacée à deux reprises.
Outre une absence flagrante d’humanité et de regard critique dans les productions, ces robots pêchent par leur absence totale de style. Le journalisme n’est-il pas littérature ? Il serait déraisonnable de nier l’importance du style de Hunter S. Thompson ou de Gay Talese pour ne faire d’eux que de simples journalistes : là où il y a de la beauté, il y a la plume d’un auteur. Et les robots ne sont pas auteurs. Peut-être leurs ingénieurs auraient-ils dû leur faire la lecture de Pierre Assouline.
La schéma se répète, inlassablement, de plateforme d’actualité en site web gratuit, d’interview de patron d’entreprise en interview de client ravi ; une torture infinie qui métamorphose le lecteur en un Tantale moderne.
Vendre du couscous avec la guerre au Moyen-Orient
La publicité est plus grotesque que jamais. Les articles santé vendent des céréales qui agrandissent la taille du pénis. Les long-formats sur les conflits au Moyen-Orient vendent du couscous en boîte. Le raz-de-marée récent d’articles écrit par des « journalistes » employés par la manufacture d’armes de Saint-Étienne vante les mérites du port d’arme pour faire face aux flux migratoires.
Le lecteur, perdu dans l’œil du cyclone, au cœur même de la tempête publicitaire, est maintenant à peine capable de repérer les techniques les plus grossières ; car toute son éducation médiatique est à refaire. On se croirait dans une mauvaise parodie du Truman Show. Gloire aux multinationales qui font de l’œil aux divinités, et à leurs prophètes journalistes commerciaux.
« Journaliste commercial ». Une expression oxymorique jusqu’à présent inimaginable qui, en l’espace de quelques années, a supplanté la quasi totalité des notions de journalisme déjà fragilisées dix ans auparavant. L’anticipation de cette nouvelle profession inquiétait dans les années 2010, mais se retrouve aujourd’hui profondément ancrée dans les mœurs ; comme si la notion d’éthique ou de conflit d’intérêt avait disparu en quelques années.
S’il est bien un message que certains pessimistes comme Ray Bradbury ont voulu transmettre, c’est que la propagation du savoir est essentielle à une société saine ; et que ce savoir passe par l’honnêteté intellectuelle. Un journaliste commercial équivaut à un pompier pyromane : c’est une idée dangereuse. Dangereuse pour la liberté de la presse, pour la qualité de l’information, pour la véracité des messages, et donc indirectement pour la société toute entière.
Plus que jamais, la phrase de Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, résonne dans les esprits : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
Jean Vayssières
Benjamin Jung