De 2007 à 2017, les médias ont profondément évolué. L’information numérique a terminé sa percée fulgurante, le papier poursuit sa descente inexorable tandis que les gens ont toujours confiance en la radio mais pas en la télévision. À Tours, dix ans d’information passés au crible des Assises du journalisme.
Les grands bouleversements numériques n’ont pas eu lieu qu’à partir de 2007. Pour Jacques Rosselin, directeur de l’EFJ, il y a deux dates-clés dans le bouleversement numérique. « La création de l’Apple-II en 1978 et celle du Minitel en 1981. » Ce sont donc deux supports qui ont changé les usages et lancé les premiers grands bouleversements. Ils ont très vite été suivis par le développement de l’information en ligne dans les années 1980, la naissance d’Internet dans les années 1990. Mais le véritable tournant a lieu dans les années 2000 : les premiers blogs en 2003, Facebook en 2004, YouTube en 2005 et enfin l’iPhone en 2007. « Tout ça a eu des répercussions considérables sur la consommation d’information. »
Pourtant, il n’y a pas eu que des modifications dans le paysage médiatique. Pour le dirigeant de l’EFJ, « il y a eu des invariants dans la consommation d’information. » Pêle-mêle : « Le JT, les difficultés de la presse, le service public, les grandes marques de médias. » Un dernier invariant vient semer le doute sur les stratégies et la survie des médias, « La reprise des groupes de presse par de grands industriels étrangers du monde des médias » qui, pour Jacques Rosselin, pose la question « d’un modèle économique de durée et de qualité. » Comprendre : est-ce que le modèle économique actuel sera viable sur le long terme ?
« Champ de bataille idéologique »
Pour Pierre Haski, fondateur de Rue 89, « on a réussi une chose avec le pureplayer, ça a été de casser la morosité ambiante et le défaitisme » qui étaient prégnants dans l’univers de la presse à l’époque. À la base, le modèle journalistique de Rue 89 reposait sur « l’information à trois voix », à savoir les journalistes, les blogueurs et les experts. Mais ce modèle s’est révélé être un échec. « On n’a pas su gérer la transformation du web en un champ de bataille idéologique. » Le gagnant ? « La fachosphère ». Un constat pessimiste qui laisse à penser que toute la frange extrémiste est responsable de la dégradation du modèle à trois voix, et plus largement du participatif sur le web. Pierre Haski déplore d’ailleurs « que le bon participatif a été chassé du web. » En appuyant encore un peu plus fort : « C’est une défaite idéologique. »
Mais cette défaite idéologique peut aussi être à imputer aux journalistes qui ont largement délaissé le champ d’internet qu’ils avaient pourtant eu la chance de commencer à appréhender, et ce à travers les blogs, qui leur permettaient de raconter plus que leurs reportages, les coulisses de ceux-ci et leur ressenti sur un sujet. Pour Géraldine Muhlmann, professeur des universités et journaliste, “les blogs étaient des opportunités exceptionnelles pour les journalistes, qui pouvaient refaire du reportage à long terme. Mais c’est devenu de l’opinion plus que du récit.”
À contre-pied total à la position proposée par Pierre Haski, Patrick de Saint-Exupéry, fondateur de la revue XXI, fustige la position de gratuité de l’information. « Ce questionnement m’a paru fou. L’information a une valeur, il y a des gens derrière, un travail une expertise. » La confrontation avec le modèle gratuit porté par Rue 89 est donc totale. Il refuse également d’opposer le papier à l’écran, question qui a été en vogue pendant une décennie. « C’est absurde de penser le journalisme de cette façon. La seule question viable, c’est “Qu’est-ce qui permet de faire du journalisme ?”, rien d’autre. » Une posture un peu réac pour Pierre Haski, qui juge cependant que « XXI a réussi à trouver une innovation dans le papier. »

Géraldine Muhlmann, professeur des universités (science politique et philosophie) et journaliste. ©Lucas HUEBER
En dix ans, les choses changent forcément. En ce sens, Agnès Chauveau, directrice déléguée à l’innovation et à la diffusion de l’INA, juge qu’il y a eu trois transformations fondamentales dans le monde de l’information. Tout d’abord le poids des réseaux sociaux, « qui ont dépossédé les rédactions d’un contenu qu’elles ne diffusent plus sur leurs réseaux propres. » Ensuite, l’apparition de la vidéo de masse, « qui a modifié le rapport à l’image et à l’écrit ». Enfin, la directrice déléguée à l’innovation et à la diffusion de l’INA estime que « la hiérarchisation de l’information a disparu. »
En substance, ce sont les algorithmes qui décideraient d’un contenu qui enferme l’internaute dans « des logiques communautaires, dans des silos d’information ». Enfermés dans des structures qui leur sont favorables et à propos d’informations les concernant de près ou de loin, les internautes seraient donc incapables de faire la distinction entre le bon grain et l’ivraie.
Et le positif ?
Pour Agnès Chauveau, « on n’a jamais été autant informé. » Mais est-on cependant bien informé ? On n’en saura rien, on apprendra juste que « la sérendipité, c’est fantastique ! » Sérendipité ? Un mot un peu barbare pour parler de hasard dans la recherche d’informations. Dans ce positif, on trouve aussi le financement par les lecteurs, un modèle qui tend à se démocratiser.
Une « réinvention justifiée ». C’est en ces mots que Patrick de Saint-Exupéry voit le futur du journalisme. Selon lui, « la presse n’a pas évolué depuis l’après-guerre. » Et pour cause : les mêmes maquettes, les mêmes chemins de fer. Un vieux modèle que le fondateur de XXI a donc essayé de mettre à mal. Et, bizarrement, Pierre Haski se retrouve aussi sur cette ligne politique. « On a les médias que l’on mérite. On doit être capable de remettre en cause nos pratiques qui ont conduit à la détérioration du débat public. »
Et le public dans tout ça ?
Au-delà d’un entre-soi un peu convenu, d’un affrontement de regards entre Pierre Haski et Patrick de Saint-Exupéry, qui sont tous les deux défenseurs d’un modèle différent, cette conférence aura été l’occasion de regarder dix ans de journalisme à travers la lorgnette de ces invités. Une lorgnette qui sera passée à côté de certaines questions, et en premier lieu celle du public. Hier, aujourd’hui, dans dix, où sera le lecteur ? Que fera-t-il ? Qui sera-t-il ?
Lucas Hueber