Ce que la post-vérité et le fact-checking révèlent de l’état de la presse


Depuis le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, la confrontation entre fake news d’un coté et fact-checking de l’autre a pris une place de choix dans les débats sur l’information. Le sujet se retrouve logiquement au cœur de l’édition 2017 des Assises du journalisme à Tours, mettant aussi en lumière l’état actuel de la presse.

On parle, c’est selon, de fake news (fausses nouvelles) ou de « post-vérité » (désigné mot de l’année par l’Oxford Dictionnary). Dans les deux cas, il s’agit d’une tentative de mettre un mot sur un phénomène d’actualité devenu envahissant dans l’univers informationnel. De nombreux commentateurs s’accordent à le dire : nous entrons dans une époque où la véracité des faits n’est plus forcément la base du marché de l’information. Et tant pis si ce que l’on appelle aujourd’hui post-vérité – comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau – existe en fait depuis toujours. Donald Trump n’est pas l’inventeur du mensonge et de la manipulation…puisque la politique n’a pas attendu Donald Trump pour faire du mensonge une ligne de conduite.

Cependant ce phénomène se manifeste aujourd’hui dans des proportions littéralement monstrueuses, la diffusion d’informations étant devenue elle-même pharaonique comme l’a expliqué Gérald Bronner, professeur de sociologie mercredi 15 mars lors des assises : « Nous avons produit plus d’infos depuis le début des années 2000 que depuis l’invention de l’imprimerie de Gutenberg. » Cette explosion est évidemment due à l’apparition d’internet : « Le cœur du sujet c’est internet et la dérégulation du marché de l’information qu’il implique. »

Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris VII. ©Lucas HUEBER

Parallèlement à ce phénomène de désinformation massive s’est développé un nouveau genre journalistique, le fact-checking, qui se consacre entièrement à la vérification des faits, de la parole politique (90% des articles de fact-checking) et au démontage des canulars les plus fous. Une démarche que Laurence Benhamou, journaliste média à l’AFP et animatrice de la conférence sur les fake news, n’a pas eu peur de qualifier de « lutte incessante pour la vérité ». C’est dire à quel point la confrontation se fait sur le terrain sémantique avec l’utilisation de concepts assez vertigineux. Plusieurs rubriques comme Les Décodeurs du journal Le Monde ou encore Désintox de Libération font d’ailleurs l’objet d’un assez gros succès, notamment sur les réseaux sociaux.

La presse traditionnelle renvoyée à ses propres turpitudes

La démarche du fact-checking révèle en creux l’état actuel de la presse d’information dite mainstream. Il suffit de visiter les comptes Twitter de ces différentes rubriques pour assister régulièrement à des passes d’armes assez musclées entre fact-checkers et internautes, qu’ils soient simples lecteurs ou portés sur le complotisme. Les journalistes se dressent alors en détenteurs de la vérité ou en gatekeepers d’une information légitime mais déjà largement inondée par un flot incontrôlable. Cette dynamique s’observe d’ailleurs aussi de l’autre coté de l’Atlantique, le New York Times par exemple a reçu une volée de bois vert après avoir réalisé un spot publicitaire jouant avec la notion de vérité.

En d’autres termes, en l’occurrence ceux de Gérald Bronner lors de la conférence, ces journalistes tentent en réalité de réguler le marché de l’information. Le Décodex créé par les Décodeurs du Monde, qui vise à labelliser les sites d’information, en est l’exemple le plus parlant. C’est oublier que les fake news, ou plutôt la mésinformation comme préfère l’appeler Pierre Ganz de l’Observatoire de la Déontologie de l’Information, peuvent aussi être produites par des journalistes considérés comme légitimes : «Il n’y a pas que des sites malins qui font du fake news, on trouve aussi des erreurs dans des médias dits mainstream… et très souvent l’info n’est pas corrigée !».

Pierre Ganz, vice-président de l’observatoire de la déontologie des médias. ©Lucas HUEBER

D’autant que le biais de confirmation qui pousse les lecteurs à consommer des informations allant dans le sens de leurs a priori idéologiques et représentations préalables du monde existe finalement chez tout le monde comme l’explique Pierre Ganz. Il rappelle que c’est exactement ce que l’on fait quand on lit Libération parce que l’on est de gauche ou le Figaro parce que l’on est de droite.

Le fact-checking est-il efficace ?

Jason Reifler, chercheur américain en sciences politiques présent à l’atelier fact-checking du jeudi 16 mars l’affirme : oui le fact-checking marche… mais pas auprès de tout le monde. Selon ses recherches, lors de l’élection présidentielle américaine il est apparu que les supporters d’Hillary Clinton consommaient beaucoup de fact-checking et quasiment aucune fake news… à l’exact inverse des électeurs de Donald Trump.

Chacun en se soumettant à ses biais de confirmation (« Trump dit des bêtises » pour les démocrates et « Trump a raison » pour les autres) a donc consommé le contenu qui confirmait ses représentations préalables. Plus simplement, les articles de fact-checking prêchent des convertis et ne permettent apparemment pas aux consommateurs de fake news de changer leur point de vue.

Pascal Froissart, chercheur au laboratoire CEMTI de l’Université Paris 8, va plus loin en avançant que le fact-checking pourrait même être contre-productif. Il avance ainsi la stratégie dite de la mouche développée par Yuval Noah Harari. Si une mouche se trouve dans un magasin de porcelaine et qu’elle veut faire des dégâts elle sera trop faible pour faire quoi que ce soit. En revanche, si d’aventure un éléphant se trouve dans ce magasin de porcelaine, il lui suffira de bourdonner dans son oreille jusqu’à ce que le mastodonte s’énerve et détruise toute la vaisselle.

C’est avec cette stratégie de la mouche que les producteurs de fake news se débarrassent de l’asymétrie du rapport de force qui les oppose à la presse mainstream. Ainsi, des théories conspirationnistes enfermées dans des réseaux très restreints pourront bénéficier d’une exposition plus large. En d’autres termes, ces concepts seraient restés totalement confidentiels si les fact-checkers ne leur avaient pas porté d’intérêt. On se retrouve donc dans des situations un peu absurdes où un grand quotidien national comme Le Monde prend le temps d’un article pour expliquer à ses lecteurs qu’il n’existe aucune race extra-terrestre vivant sous terre.

La dérégulation actuelle du marché de l’information demande évidemment une réponse et malgré toutes les critiques formulées au cours des assises ou ailleurs, les initiatives actuelles restent des tentatives nécessaires de la part des journalistes à qui l’on reprocherait volontiers de ne pas réagir dans le cas inverse. Gérald Bronner invite cependant à rester « humble » sur ces dispositifs, car pour le moment « personne ne sait quoi faire. »